Cultivons la curiosité
Il existe des œuvres autobiographiques qui « enjolivent » quelque peu la réalité. Forcément, quand on est connu et que l'on doit se souvenir de ce qu'il nous est arrivé 20 ans auparavant, c'est difficile de relater la réalité. Surtout qu'il y a toujours la peur d'être jugé, et rejeté par le monde que vous venez d'intégrer. En l’occurrence, Jhon Rachid, de son vrai nom Mohamed Ketfi, est désormais bien intégré dans le monde audiovisuel.
Que ce soit via sa chaîne YouTube, qui l'a fait connaître, ou comme invité « humour » de nombreuses émissions télévisuelles (citons « Vendredi, tout est permis avec Arthur » comme exemple), Mohamed Ketfi a réussi à se faire une petite place dans ce monde assez fermé. Alors quand il décide de parler de son enfance dans une bande dessinée, on pense aussitôt aux différents YouTubers ayant fait ceci.
« Le Joueur du Grenier », avec une BD romancée, humoristique, mais dont je juge l'humour douteux, ou alors « Le Rire Jaune », qui verra Kevin Tran mettre un peu de sa famille dans ses personnages, mais dans un monde complètement imaginaire (et au résultat déjà plus à mon goût). Du coup, on en vient à douter du résultat, mais avant, faisons un tout petit retour en arrière.
Alors que je glande sur YouTube, et que je découvre d'autres chaînes sympathiques comme celles de Conkerax ou Le Rire Jaune, je vois une recommandation qui m'intrigue. Jhon Rachid faisant une vidéo sur les dessins animés des années 90. La nostalgie me fait cliquer sur la vidéo, bien foutue, drôle, et dans laquelle l'enfant biberonné à la télé de cette période là se reconnaît.
Passons, c'était sympa, mais je ne pousse pas plus loin. Cependant, je m'abonne à cette chaîne, avec pour volonté de voir le travail de ce trentenaire Lyonnais plus tard. Le fait qu'il vienne de la capitale des Gaules fait que je le garde en tête pour la prochaine fois que je voudrais regarder quelque chose de neuf sur YouTube.
Ce qui arrive peu de temps après la découverte de sa chaîne en vérité. En bon spectateur compulsif que je suis, j'ai débuté à zéro la chaîne Jhon Rachid. Tombant sur des parodies « cheap » de "Dallas" ou "MacGyver". À se tordre de rire, mais à l'esthétique piquant les yeux en 2019, j'accroche tout de même à cet humour sympathique. Bien entendu, je vous conseille cette chaîne YouTube, d'autant plus qu'il défend les doubleurs et doubleuses, qu'il imite Jean-Claude Van Damme à la perfection, et qu'en plus il offre des vidéos sur le rap vraiment très intéressantes.
C'est à travers ses vidéos que j'ai entendu parler de son projet de bande dessinée racontant son enfance pas si drôle que cela. Après 3 ans d'un labeur que l'on suppose difficile, et après avoir un peu eu peur du style de Léni « L'Kim » Malki, que son éditeur Michel Lafon (comme pour « Ki & Hi » de Kevin Tran et Fanny Antigny) cherche à « imposer ». En effet, le dessinateur possède un style urbain, pour être poli, qui a un dessin très anguleux et parfois violent. Léni Malki va faire ses preuves, et après avoir lu ce tome 1, on n'imagine pas un autre dessinateur que lui tant il arrive à retranscrire la folie, les émotions, la panique.
« Grandir en foyer », le tome 1 de « Comme on peut », sort le 10 Octobre 2019, pour un peu moins de 25€. Et à ce prix là, le livre est grand, magnifique et d'une qualité sublime. Il est en couleur et possède un peu plus de 280 pages. J'avais déjà vu la vidéo de Jhon Rachid expliquant comment est né ce projet, et comment il fut conçu. Du coup, quand le livre débute par « Cette histoire n'est pas tirée d'une histoire vraie... C'EST UNE HISTOIRE VRAIE », on repense aux photos montrées lors de la vidéo YouTube. Et si vous en doutez, vers la fin du film on note la présence de 2 QR Codes qui renvoient vers 2 vidéos YouTube, montrant ce que l'on vient de nous expliquer en dessin. Pour les 2 vidéos faites avec un vieux caméscope (c'était en 1996 ou 1997), nous comprenons le travail énorme de Léni Malki pour retranscrire sur papier les souvenirs, photos et vidéos qui existent de cette période. Le résultat est bluffant.
Mohamed Ketfi est un jeune garçon qui vit dans une famille aimante, dans le centre de Lyon. De confession musulmane, il est ami avec un juif, un Portugais, et des caucasiens. Oui, bah je ne sais pas comment le dire sans paraître raciste, je m'en excuse par avance. Alors qu'il habite dans une conciergerie, il en se rend pas compte de la pauvreté dans laquelle il est élevé. La télé est un divertissement qui ouvre son imaginaire, et je pense que hormis le contexte pauvre, toutes les personnes qui ont grandi dans les années 80-90 se retrouveront dans le petit Mohamed.
Seulement, alors qu'à l'école ce n'est pas trop ça, il va inviter sa voisine pour regarder sa cassette vidéo de « Dragon Ball Z ». Celle-ci va se rendre compte de la vie menée par son voisin, et là, ce n'est pas très claire, mais il semble que ce soit la visite de sa voisine qui fera intervenir les services sociaux. Dès lors, Mohamed va partir pour grandir en foyer. Avec tout ce que cela implique quand on vit avec d'autres enfants eux aussi éloignés de leurs parents.
Je ne préfère pas trop en révéler, mais ici, c'est d'une puissance incroyable. Combien de fois me suis-je dit que c'était impossible que Jhon Rachid soit ce petit Mohamed qui a grandi dans la peur de ne jamais revoir ses parents, souffrant de crises d'angoisse (dont il a parlé dans une de ses vidéos pourtant), dans un environnement qui n'aide pas les enfants à se développer en toute quiétude. Ce qui est plaisant, c'est qu'il n'en veut pas au foyer, ni aux éducateurs et éducatrices, non, au contraire, il indique bien tout l'amour et toute la reconnaissance qu'il leur voue. Tout juste en veut-il au juge qu'il voit une fois par an et qui fait du jeune Mohamed un dossier parmi tant d'autres.
Ah, si, deux petits points, un rigolo, et un qui me surprend. Le point rigolo est quand je constate qu'il a passé quelques étés grâce au Secours Populaire à Montusclat. En Haute Loire. À une grosse vingtaine de kilomètres du Puy en Velay. D'où le fait que dans une de ses vidéos, il citera Yssingeaux. J'étais surpris de le voir connaître une des sous-Préfecture de Haute-Loire, au point que j'ai dû revenir en arrière sur la vidéo, quand il atterri je ne sais plus où en Amérique, Los Angeles ou La Havane, il dit « c'est sûr, ce n'est pas Clermont-Ferrand ou Yssingeaux ». Pour le point sombre, et alors que pourtant, par moment il en parle dans ses vidéos, son papa n'est jamais évoqué, ni même dessiné. Une forme de pudeur je pense. Je ne sais pas.
J'avoue que je n'aime pas trop m'immiscer dans la vie des gens ainsi. Même si connaître le passé d'une personne que l'on apprécie est toujours intéressant. Ici, hormis pour son papa, on ne ressent aucune pudeur de la part de Mohamed Ketfi. Il se livre sur sa jeunesse difficile, sur les raisons qui l'ont poussé à faire des conneries. Vous allez souvent être supris.es, voire choqué.e.s. Vous allez aussi être énormément triste pour ce petit garçon, avant de vous rendre compte qu'il est devenu quelqu'un de bien, de drôle, d'équilibré et d'intelligent (voir ses vidéos « Les mots de Victor »).
Ce qui est aussi très passionnant à lire, c'est que l'on peut comprendre ce qu'il se passe dans la tête d'un jeune de moins de 10 ans qui se retrouve placé en foyer. Mohamed Ketfi nous explique ne pas savoir pourquoi il était aussi fatigué à l'école, pourquoi il faisait autant de connerie. C'est très intéressant de voir ses angoisses, ses crises de panique, mais aussi la tristesse enfouie en lui du fait qu'il se retrouve séparé de sa famille alors qu'il n'a rien fait de mal.
Et ce sentiment viscéral est juste retranscrit à la perfection par le trait si atypique de Léni Malki. Son trait est incisif, et même parfois violent. Mais cette façon de coucher sur le papier les craintes qui rongent le petit Mohamed, c'est impeccable. On ressent à travers le dessin des choses drôles, mais aussi des choses tristes, angoissantes, voire asphyxiantes. Quand l'ado Mohamed essaie de s'échapper de cette chambre qui l'asphyxie, qui s'allonge en hauteur, et qu'il arrive à briser le mur avant de se rendre compte qu'il revient dans cette même chambre. C'est viscéral. Vous allez ressentir ce que Mohamed Ketfi a ressenti, ceci grâce au trait de Léni Malki qui s'adapte à la perfection au récit.
Si vous ne l'avez pas compris, j'ai adoré cette bande dessinée. Qui malheureusement s'achève par un cliffangher. On a envie de savoir comment Mohamed s'est retrouvé à faire des vidéos humoristiques et sérieuses sur YouTube. Je vous conseille « Un jour de pluie », qui est un brillant court-métrage sur un pan de l'histoire française que l'on ne nous apprend pas à l'école. Je vous laisse découvrir de quoi il en retourne. Je vous conseille cependant de regarder quelques vidéos rigolotes de Jhon Rachid avant d'entamer la lecture de cette BD. Car le chemin inverse me paraît délicat à faire. Pas impossible, juste j'imagine la lectrice ou le lecteur se disant « je ne vais pas regarder des vidéos d'un YouTuber "racaille" voyons ! Quand bien même il imite parfaitement Jean-Claude Van Damme ». Woh, et faites au maximum lire cette BD aux jeunes. Riches, pauvres, avec une famille aimante, orphelin.e, en foyer. Puis montrez-leur ce que fait Mohamed Ketfi, ce qu'il est devenu, il est un formidable exemple que, non, les jeunes pseudo « racailles » ne sont pas irrécupérables ! Vivement la suite.
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